Cet article est un résumé libre du débat qui s’est tenu lundi 19 octobre à l’Hôpital Cochin à l’initiative de Véronique Fournier (La Maison de la vie vieille), Eric Favereau (Réseau Attention fragiles), Philippe Bataille (Vieux et Chez soi) et Francis Carrier (Greypride), auquel l’association « Pour les droits des aînés et de leurs proches » a été conviée.
La philosophe Cynthia Fleury, le journaliste François de Closets et le sociologue Michel Wieviorka ont approfondi et éclairé la question du tri des patients.
Le tri des patients, une réalité ? On a beaucoup laissé entendre qu’en France, on aurait renvoyé les personnes âgées chez elles, sans les soigner. Or l’absence de réanimation n’est-elle pas décidée sur des critères médicaux ? Selon Michel Wieviorka, la société des « fake news », la société de la rumeur donne à penser qu’il y a débat alors que les questions ne se sont peut-être pas posées ou, en tout cas, pas avec cette prégnance-là. Pour Cynthia Fleury, il n’y a peut-être pas eu de priorisation puisque les EHPAD se sont en quelque sorte censurés et n’ont pas envoyé leurs personnes âgées en réanimation. Y a-t-il eu une priorisation avant la priorisation ?
Le choix. Priorisation, triage, affectation du dernier ventilateur ou du dernier lit, le grand public a découvert que la médecine faisait des choix. Si deux patients se présentent au même moment, à qui attribuer le dernier lit disponible ? Cette question renvoie à l’éthique, à l’élaboration de critères en fonction des valeurs d’une société : qui choisit-on et comment ?
Cynthia Fleury expose que plusieurs critères se conjuguent pour faire des choix : le tableau clinique inaugural, l’espérance de vie, l’âge, les effets collatéraux, la perte de chance. Par exemple, concernant le tableau inaugural, le Docteur Patrick Aeberhard considère que l’alitement prolongé impliqué par la réanimation sera souvent fatal aux personnes en surpoids, aux personnes diabétiques, ou à celles présentant de l’hypertension.
Il y a des protocoles et des collégialités. Dans des situations de rareté de la ressource, la ressource est subdivisée. C’est une éthique utilitariste. La priorisation est « éthique » quand elle n’est pas uniquement construite sur l’invalidité de nos choix sociaux.
Le troisième patient. Le cas du dernier lit à attribuer alors que deux patients se présentent est trop simpliste. Que faire du troisième patient ? Que faire des pathologies hors covid non soignées et de la perte de chance de survie de ces malades ? Pour le Professeur Guidet, chef de service de réanimation de l’hôpital Saint-Antoine, il y a une compétition entre les malades du covid et les autres. La déprogrammation des opérations chirurgicales a entraîné des pertes de chances pour ces autres patients.
Le choix et la pénurie. Pour Michel Wieviorka, si la question éthique du choix se pose, c’est qu’il y a pénurie. Le patient, le citoyen, l’homme se demande pourquoi cela n’a-t-il pas été préparé ? Qu’est-ce qui fait qu’une société ne se prépare pas ?
Est-ce que cela résulte d’un aveuglement des dirigeants, d’une impéritie ou encore d’un choix car cela coûte trop cher de se préparer ?
François de Closets nous rappelle que gouverner, c’est gérer la pénurie pour qu’il n’y ait pas de violence. Il faut refuser aux uns, donner aux autres, faire des arbitrages. C’est le cas en médecine. Par exemple, on vit dans une pénurie permanente de greffons. La santé est collective, personne ne se soigne seul. Dans la mesure où nous dépendons de la collectivité, elle doit sauver beaucoup de vies. Qu’on se mente en disant qu’on a découvert les choix est insupportable. Avec les investissements que l’on fait, on donne la priorité à certains malades au détriment d’autres, cela a toujours été ainsi.
La crise Covid, ajoute Véronique Fournier, a rendu visible au plus grand nombre que la pénurie est en quelque sorte consubstantielle à la médecine, et que c’est le cas dans tous les pays du monde. En prendre conscience devrait conduire à réfléchir à comment prioriser l’affectation des ressources disponibles. Si l’on n’y réfléchit pas, les choix risquent de ne pas être optimaux. C’est dans cette optique que l’on pourrait par exemple se demander s’il ne devrait pas y avoir des limites à l’hyper-médicalisation de la vie, et notamment de la vieillesse. Est-ce qu’on n’en fait pas trop ? Le cardiologue Patrick Aeberhard, qui a pratiqué en temps de guerre pour Médecins sans frontières et Médecins du monde, et qui a « fait du tri » toute sa vie, témoigne au contraire que l’on peut opérer des patients du cœur jusqu’à 95 ans. Certaines études en gériatrie montrent que les patients qui ont été opérés du cœur ou ont été en service de réanimation ne le regrettent pas.
Les critères du choix. Les normes proposées et édictées qui président au choix sont relatives à l’ordre des valeurs et du rapport de force à l’œuvre dans la société, selon Michel Wieviorka.
Par exemple, si l’on privilégie les jeunes par rapport aux plus vieux, cela peut vouloir dire qu’on privilégie les compétences ou encore qu’on laisse la place aux plus jeunes. Si l’on en appelle à la subjectivité de la personne et qu’elle choisit librement de laisser la place à un jeune, cela se justifie. Mais un tel choix, qui serait imposé, mènerait inévitablement à un conflit intergénérationnel. Un tel choix oppose l’économie, l’emploi, d’un côté et la vie, la santé, de l’autre.
Pour François de Closets, s’il y a plus de malades que de greffons, on fait des choix, il faut des critères. Le critère de l’âge n’est, selon lui, pas à exclure car la catastrophe est qu’une vie soit brisée avant d’avoir déployé ses potentialités. En France, on a eu un débat pendant un an sur la retraite et un point de basculement a été fixé en fonction de l’âge, cela n’a choqué personne.
Le critère de l’âge ne choque pas François de Closets : les « vieux » auraient dû volontairement dire qu’ils restaient chez eux pour que les jeunes aillent travailler.
Pour le chef de service réanimation à l’hôpital Saint Antoine, il est inadmissible de décider du sort d’un patient sur le seul critère de l’âge : fixer la règle « au-dessus de 70 ans, pas de réanimation », comme les Italiens l’ont fait, est inadmissible.
Hors de question également de faire un score : chaque décision doit être collégiale, individuelle, tracée dans le dossier. On peut introduire le concept de réanimation d’attente s’il y a des lits de libre. On reconsidère la situation du patient quand la famille est là, qu’on peut consulter le médecin traitant.
Le choix du patient : les directives anticipées. François de Closets dit qu’il a ses directives anticipées en permanence sur lui pour se protéger de tout acharnement thérapeutique. Véronique Fournier souligne que beaucoup de personnes atteintes de Covid n’ont pas fait valoir leurs directives anticipées. Elles n’avaient pas prévu qu’elles puissent être utilisées en situation d’épidémie et ne les avaient pas rédigées pour cette sorte de circonstances. Bien sûr, certaines ont souhaité ne pas être réanimées, mais quand survient une situation dramatique de santé, les directives anticipées ne tiennent pas toujours.
Les personnes âgées et les personnes très âgées. Pour François de Closets, il faut resituer le débat d’un point de vue intergénérationnel, alors que nous tendons à penser la société en fonction des classes sociales (les très riches, les classes moyennes, les pauvres, les misérables). Qu’une génération exploite une autre génération, cela choque. Or c’est cela qui s’est passé. Il y a 30 ans, les vieux étaient les retraités. Mais nous avons gagné 25 ans de vie en 30 ans. Et il y a maintenant deux catégories de personnes âgées. Confondre les jeunes seniors et les plus de 90 ans est absurde. Il faut séparer ces deux catégories.
Cynthia Fleury pose la question du lien entre autonomie et autodétermination. On tend à penser que la perte d’autonomie est liée à la perte d’autodétermination. Or ce n’est pas forcément le cas, ce débat devrait être rouvert. La philosophe a constaté la discussion sur le surconfinement des personnes âgées et cela l’étonne de voir qu’on ne leur a pas demandé leur avis. Il existe une chosification très forte de la vieillesse.
Le choix du médecin. Pour Michel Wieviorka, la responsabilité du choix incombe finalement aux médecins car elle n’est pas assumée en amont, alors qu’elle devrait l’être. Il vaudrait mieux que ceux qui prennent les décisions y aient été préparé et puissent disposer de normes, d’outils. Des choix aussi importants que ceux-là ont quelque chose à voir avec des questions de société. Un médecin doit-il faire autre chose que soigner ? Peut-il trancher entre la vie et la mort d’un patient en raison de questions extérieures à la médecine ?
La préparation du choix. La réflexion en amont permet de se préparer aux catastrophes qui, même si elles frappent le plus souvent sans prévenir, permettent d’éviter de recourir à des choix lorsque les émotions sont sursollicitées, selon Michel Wieviorka. Le réel de la mort a été plus ressenti avec la pandémie. Le débat devrait être construit en amont. L’écueil d’un tel débat peut être celui de la généralisation du principe de précaution.
Le choix et la responsabilité. Pour Michel Wieviorka, même lorsque personne ne veut choisir, même lorsque l’on tire au sort, la question de la responsabilité se pose. De toute décision découle une responsabilité et du reste de l’absence de prise de décision découle aussi une responsabilité. On voit poindre une double responsabilité : une responsabilité du choix, et une responsabilité devant le tribunal, en réparation des préjudices des familles de ceux qui n’auront pas été choisis.
La judiciarisation du choix. Pour Cynthia Fleury, nous défendons, en France, des éthiques jurisprudentielles, a posteriori. Ce qui se joue avec cette crise, c’est peut-être une judiciarisation qui ne dit pas son nom. Une question se pose, en toile de fond, pour nos dirigeants : à qui imputera-t-on les morts lors de mon mandat et les morts hors de mon mandat ? Le phénomène de priorisation peut être compté et dénombré, celui de mort sociale est beaucoup plus difficile à imputer.